Au détour de jardins numériques
Le terme de « jardin numérique », ou Digital Garden, m’ennuie un peu. Quand il est apparu à mon regard, j’y lisais une évocation bien plus poétique que ce que signalent mes nouvelles récentes recherches sur le sujet.
Je soupçonnais des jardins anglais, japonais, à la française, voire des jardins punk, des baldios (les délaissés de Gilles Clément), des champs libres, des sous-bois encombrés de ronces, de fougères et peut-être de champignons, des jardins-forêts. Je les imaginais fluctuants selon les saisons, selon les soins qu’y apportaient les jardiniers ou peut-être même les visiteurs, selon le climat, le temps qu’il fait, le temps qui passe.
J’entrevoyais des flaques d’eau, des nuages, des mondes.
Je rencontre surtout des systèmes de gestion de connaissances personnelles. Soit. Si je croise évidemment des AI-powered enterprise search, wiki, and intranet qui ne m’intéressent guère, l’écosystème et la pensée des jardins numériques est riche. J’écris ce billet pour ne pas fermer trop d’onglets sans en avoir fixé mes impressions, fût-ce de manière fort brouillonne. Il est possible, probable, que je revienne sur cet article plus tard pour consolider quelques hypothèses.
Maggie Appleton a publié en 2020 A Brief History & Ethos of the Digital Garden, mentionnant un article fondateur de Mike Caulfield, The Garden and the Stream: A Technopastoral dans lesquels sont distingués le flux et le jardin.
Le jardin est le web en tant que topologie. Le web en tant qu’espace. C’est le web intégratif, le web itératif, le web en tant qu’arrangement et réarrangement des choses les unes par rapport aux autres.
Les éléments du jardin ne se réduisent pas à un seul ensemble de relations ou à une séquence canonique, et c’est en quelque sorte ce que nous voulons dire lorsque nous parlons du « web en tant que topologie » ou du « web en tant qu’espace ». Chaque promenade dans le jardin crée de nouveaux chemins, de nouvelles significations, et lorsque nous ajoutons des choses au jardin, nous les ajoutons d’une manière qui permet de nombreuses relations futures et imprévues.
[…]
Dans le jardin, se demander ce qui s’est passé en premier est au mieux trivial. La question « Le pont est-il apparu après ces arbres ? » dans un jardin bien conçu est une futilité historique dénuée de sens. Le pont ne répond pas aux arbres, ni les arbres au pont. Ils sont liés l’un à l’autre de manière relativement intemporelle.
Il en va de même pour tout ce qui se trouve dans le jardin. Chaque fleur, chaque arbre et chaque vigne est considéré par le jardinier en relation avec l’ensemble afin que les visiteurs puissent vivre des expériences uniques mais cohérentes lorsqu’ils trouvent leur propre chemin dans le jardin. Nous créons le jardin comme une sorte de générateur d’expériences, capable d’une expression et d’une signification infinies.
À défaut de flaques d’eau, on trouve des arbres et des ponts.
Szymon Kaliski rêve de Memex et partage l’évolution de son processus de prise de notes, de son organisation conceptuelle aux outils qu’il utilise (ou a développé). Tom Critchlow (qui maintient ouvert son propre wiki), dans Of Digital Streams, Campfires and Gardens cite l’article de Mike Caulfield, à l’appui duquel il distingue, outre flux et jardins, des feux de camps. Où l’on vient se réchauffer et s’éclairer.
Peut-être plus près de moi, Arthur Perret, Antoine Fauchié ou Louis-Olivier Brassard, tous trois humanistes numériques (humanitaires ? :) et Marcello Vitali-Roisati avec eux, ont largement exploré les enjeux de l’écriture et de la publication numérique, de manières directement ou indirectement liées à leurs espaces de recherche, dans une pensée qui questionne à la fois les outils de l’écriture, les fabriques de la publication, et leurs pensées sous-jacentes.
Penser tout haut (Thinking out loud) ou Work with the garage door up, travailler avec la porte du garage ouverte, sont des expressions fréquemment rencontrées ici et là, signalant l’intérêt d’une pensée élaborée publiquement. De nombreux auteurs parmi ceux cités plus haut, et bien d’autres avec eux, affirment l’intérêt de la prise de notes quotidienne, voire du worklog, comme une discipline personnelle féconde, permettant de mieux discerner au sein des processus de travail et de leur historicité la construction d’une pensée et d’une expérience. C’est partiellement un des objets de ce blog. C’est très clairement le sens de la proposition de travail que j’ai formulée auprès des étudiant⋅es de 4e année de l’école, Mémoire vive – qui pour le moment ne reçoit qu’un retour très mitigé.
Dépasser la prétendue nécessité de la légitimité – fichu syndrome de l’imposteur –, se mettre en position de parler depuis sa propre situation, depuis son lieu, est un enjeu fort de la publication personnelle et auto-hébergée.
Il me semble retrouver cette même logique dans certaines pages /now que je rencontre ici et là. Parler publiquement de ce qui habite le temps présent. Il y a quelques mois, j’ai publié ma propre page, très irrégulièrement mise à jour depuis, et plus activement récemment via un petit script très approximatif, rightnow.sh
.
Rightnow.sh ?
Je viens d’adosser à cette page une petite routine : saisir now
dans ma console, me propose désormais d’abonder cette page. J’y cause en anglais, y formulant de brefs « statuts » : accentgrave.net/rightnow.
Dans mon .zshrc
, un alias vers un script bash, rightnow.sh
. Dans ce script, une invite à dire ce que je fais en ce moment, dont la réponse (formulable en markdown) est envoyée vers un script python, après avoir activé le virtualenv et avoir déterminé le dossier courant vers le dépôt git de mon site.
Ce script, aidé de BeautifulSoup et TidyHTML, lit les deux fichiers (/now/index.html
et /rightnow/index.html
) et y ajoute une entrée, temporalisée dans le cas de /rightnow/index.html
, et sans que leur nombre dépasse 5 dans /now/index.html
.
Les fichiers sont alors ajoutés au dépôt, et le retour du script python utilisé comme message de commit. Pas sûr que ce soit très propre (absolument sûr que ça ne l’est pas), mais ça m’aura appris à faire un peu mal dialoguer bash et python. Le code est ici.
La question de l’audience se pose ici. À qui parle-t-on ? Ces « statuts » ne pourraient-ils pas être publiés sur Mastodon ? Ils pourraient. Jadis, sur Twitter, j’ai posté ce genre de choses. En les publiant sur mon propre site je les garde légèrement moins visibles (non que mon audience soit importante, mais elle m’est connue), et les dédie plus spécifiquement à celles et ceux (inconnu⋅es) qui auraient le courage et l’audace de cliquer deux fois : sur now, puis sur rightnow ; ce qui limite quelque peu la qualité publique de ces messages, principalement écrits à ma propre destination.
Parmi les métaphores approximatives qui me sont chères pour évoquer les interwebs, j’ai cette image d’un grafitti au dos d’un arbre, en pleine forêt. Parfois, c’est ce genre de message qu’il nous importe de donner au monde.
Quelques outils
La construction d’une pensée implique celle d’une mémoire. Il s’agit alors d’effectuer dans notre perception du monde une opération de montage – au sens cinématographique du terme, un dérushage. Les captations sont préalables, le tri indispensable, et l’effet de synthèse du montage est seul à même de permettre la mémorisation.
Tiddlywiki existe depuis 2004, ce qui en fait un outil incroyablement durable, très étrange – voire presque dérangeant. Une seule page HTML, enregistrable sur le disque dur, qui embarque toute la prise de notes personnelle et dans laquelle les notes elles-mêmes peuvent être des briques fonctionnelles. L’écosystème est vaste, l’outil a de nombreux supporters acquis à la cause. J’ai jeté mon dévolu sur Stroll, une version qui permet d’établir des liens bi-directionnels entre les notes. Signalons Krystal, qui s’inspire de la mother of note-taking experience d’Andy Matuschak (Evergreen notes) et des propositions d’Anne-Laure Le Cunff.
Un défaut majeur réside dans son côté « boîte noire » : la complexité de la portabilité des notes, notamment. Assurément, c’est un logiciel impressionnant, mais son extrême compacité me semble être aussi son principal défaut.
Longtemps, j’ai pris mes propres notes avec NVAlt, une application MacOS extrêmement robuste et minimale, qui produisait une archive sans ordre que j’explorais ou compilais avec des scripts Python. Depuis mon passage vers des cieux plus libres, j’ai utilisé d’autres outils, Zettlr et Simplenote (ce dernier pour avoir des notes synchronisées), puis Obsidian (pas libre…) et Syncthing (pour synchroniser en évitant le cloud, et sans payer Obsidian…). L’omniprésence de Markdown dans ces processus m’a fait découvrir Markdownload, une extension de navigateur qui permet de télécharger / copier un fragment de page web avec les méta-données associées (date, auteur, source…).
Toby Shorin, dans Open Transclude for Networked Writing, imagine des <iframe> capables d’inclure des portions de notes, des auto-références, au sein d’autres notes en s’appuyant sur ce que le web sait faire de mieux, les hyperliens.
Alex Schroeder a récemment publié The text and the code go hand in hand, une liste de sites dont les auteurs sont aussi les développeurs du logiciel qui permet de les publier. Les outils cherchent ici obstinément à ré-inventer la roue, de manière parfaitement délibérée et consciente. Il qualifie ces approches de « night software » :
Mais les logiciels de nuit ne sont pas comme ça. Ils ne sont pas écrits pour le travail de jour. Ils ne sont pas écrits pour même seulement voir la lumière du jour. Ils ne sont pas écrits pour être regardés ou examinés par qui que ce soit. Ils sont intimes et personnels, désordonnés et buggés. Y jeter un œil, c'est transgresser.
Onglets ouverts
Buster Benson rassemble ses notes sous le terme de piles ; elles ont ainsi l’avantage de ne plus encombrer son bureau. Il publie également son « Book of Beliefs », dans l’objectif « de découvrir comment [il voit] le monde et de l’exprimer de la manière la plus concise et la plus honnête possible afin que les autres puissent [lui] faire savoir [s’il fait] de la merde ou [s’il a] raté quelque chose. » On est tout proche du développement personnel via la prise de notes, et pas loin d’un certain mysticisme productif des données, type Second brain.
On croise fréquemment ce genre de penchants dans les jardins numériques. Entre zen de l’écriture de soi, tao de la note quotidienne et performativité performante et productiviste de l’écrit.
Jeremy Keith relance d’un Memex, citant Matt Thompson :
L’internet est une machine à explorer ; ce n’est pas pour rien que nous appelons les portails qui nous y mènent des « navigateurs ». Ce que Bush décrivait me semble correspondre à ce que l’on pourrait obtenir si l’on transformait l’historique d’un navigateur – l’élément le plus négligé du logiciel – en une machine robuste et fonctionnellement complète. Elle nous aiderait à cartographier le chemin que l’on tracé à travers un réseau de connaissances, à affiner ces cartes, à les ordonner et à les partager.
Une dernière invocation de Vanevar Bush : memex.garden – le terme aura profondément fécondé les imaginaires ; serait-il marketinguement plus « efficace » que Mundaneum ou Xanadu ? Je n’ai pas démesurément exploré l’outil, freiné par le enhanced by AI et son caractère invasif, mais bon nombre de ses intuitions mériteraient sans doute d’être intégrées au navigateur, cet outil dont je persiste à regretter (même ne l’ayant qu’à peine connu ainsi – oui, je me souviens vaguement de Netscape Composer) qu’il ait perdu ses capacités d’écriture pour ne conserver que celles de lecture. Si quelqu’un me lit et que ce n’est pas clair, voir ici.
Enfin, je conclue ce bref parcours et cette phase de recherche en évoquant la perspective à la fois la plus enthousiasmante et la plus frustrante que j’y ai rencontrée : l’hypothèse de « wikis fédérés » (formulée à maintes reprises, mais notamment imaginée par Ward Cunningham, le créateur de WikiWikiWeb, première occurrence du genre). Les promesses avancées dans cette hypothèse étendent les perspectives de la gestion de connaissance personnelle à la gestion collective de connaissances collectives : la promesse d’un web forkable à l’échelle du paragraphe et dans lequel le parcours de l’information peut s’effectuer à la fois bi-directionnellement et latéralement.
D’IPFS à ActivityPub, de l’IndieWeb a Git, les mises en œuvre des logiques de décentralisation sont nombreuses et leur extension dans le domaine du partage de la connaissance sont enthousiasmantes. Mais le Federated Wiki de Ward Cunningham & co. n’y répond que partiellement, mettant en œuvre des choix conceptuels, fonctionnels, techniques et graphiques forts mais clivants. Il faudra sans nul doute que je poursuive mon exploration, les enjeux de partage de l’information identifiés notamment au sein de PrePostPrint nous invitant à jouer avec les modalités de jardins numériques alternatifs, décentralisés, fédérés.