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Le plus de saveur possible

Dans quelques semaines, avec la maison des éditions, on accueillera Bye Bye Binary à l’occasion de l’exposition Lettres d’amour.

Je recommande allègrement la lecture de La typographie post-binaire, au-delà de l’écriture inclusive de Camille Circlude. C’est un livre utile, éclairant et plein de mille questions. Entre autres, celles du pouvoir de la langue, de sa norme et de notre capacité à la transgresser, à trouver des biais et des fêlures, des échappatoires et des terrains de lutte. À y injecter des formes étranges, discètes ou monstrueuses, à y signaler nos anormalités.

Je doute d’avoir l’occasion de citer ces mots lors de la table-ronde à laquelle on les invite, mais je pense fort à la Leçon de Roland Barthes. J’ai peu d’objectivité vis à vis de ce texte, rencontré dans un moment de climax amical, à l’occasion de la transmission d’un relai dont je porte aujourd’hui la charge, avec tant de respect et le sentiment d’une profonde responsabilité. Comprenne qui pourra.

Alors, quelques phrases de cette leçon.

Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.

Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète.

Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage.

Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu’il définit le sacrifice d’Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nietzschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature.

[…]

Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversés. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, au carrefour même de son étymologie : Sapientia : nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible.


— Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978 (Œuvres complètes, Seuil, 2005, V, p. 432-433)