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Flossflop

De plus en plus souvent, de plus en plus fort – et il faut bien le dire depuis pas mal de temps – résonnent autour de moi des questionnements sur « pourquoi l’open-source a gagné et pourquoi il échoue ». Pourquoi il est insuffisant, incomplet, inutilisable dans un objectif de transformation profonde des structures politiques de contrôle auxquelles il affirmait s’attaquer. Ici, récemment, un thread initié par Dragan Espenschied, là un autre de Cade Diehm. Aujourd’hui, deux autres textes : The Free Software Foundation is dying par Drew DeVault et drones run linux: the free software movement isn’t enough de Jes Olson.

Si je manque largement de la clairvoyance nécessaire pour aborder en finesse ces enjeux, j’y vois une nécessaire et rapide remise en cause de la logique des licences libres comme fin en soi ou comme horizon suffisant, et l’urgence pour tous⋅tes les partisan⋅es du logiciel libre de s’emparer de ces questions en dépassant les principes et les postures établies jusqu’ici. Les miennes en premier lieu.

CC4r

Ma lecture récente de CC4r * COLLECTIVE CONDITIONS FOR RE-USE, texte sous-titré “Copyleft Attitude with a difference” et rédigée en 2019–2020 est un éclairage important.

Cette licence invite à copier, distribuer et transformer le matériel publié sous ses conditions, en prenant en compte les implications de sa (ré)utilisation.

L’introduction contient notamment un lien vers une intervention d’Aymeric Mansoux qui parcourt une brève histoire des licences non-logicielles. Il évoque notamment les licences Creative Commons, signalant combien leur apparition s’est produite de manière « colonialiste », se basant sur (et se bornant à) des logiques issues du monde du logiciel et des industries technologiques, mais sans reconnaître la foisonnante diversité des précédents créés par les productions culturelles et artistiques. Perte de pluralisme, définition d’un « par défaut » de la culture libre, « McDonaldisation » des mises en commun. Il y voit le signe d’une régression dans la culture libre et appelle de ses vœux le rétablissement d’une plus riche multiplicité.

Séverine Dussolier, dans une autre intervention signale combien la question collective n’est finalement pas abordée dans la plupart des modèles de licences libres, prenant l’exemple de combien les licences s’additionnent (et ne se combinent pas) dans un projet contenant des contributions de multiples auteur⋅ices sous de multiples licences. D’où la recherche d’un modèle de propriété inclusif, plutôt qu’exclusif, et collectif, plus qu’individuel.

CC4r invite à dépasser la binarité « ouvert / fermé » d’un objet pour y intégrer les perspectives de ses réutilisations futures, possibles et désirables. Elle nous invite, nous oblige, à prendre en compte les implications de cette (ré)utilisation. Elle vient questionner l’approche prétendument « universaliste » soutenue par la majorité des licences libres actuelles et leur oppose de nombreuses critiques, signalant combien elles ont notamment permis aux géants du logiciel et aux plateformes commerciales de s’approprier des savoirs et des productions au service de logiques extractivistes, colonialistes et d’une volonté hégémonique évidente – sinon revendiquée.

Auto-proclamée « non libre », sa première clause stipule que les travaux soumis à cette licence « ne contribuent pas à des mécanismes oppressifs de pouvoir, de privilège et de différence ».

Elle signale combien les licences libres et le libre accès ne tiennent pas compte de la complexité et de la porosité des pratiques de production et de circulation de la connaissance, ni des structures de pouvoir actives autour d’elles. Combien il est urgent de pousser un cran plus loin la réflexion sur ces enjeux, prenant le libre, l’ouvert, le refus du privatif et les communs comme base de travail, mais en engageant un sérieux questionnement sur l’open source et les logiques des licences telles qu’elles sont actuellement formulées.

ÉSADs

Plus près de moi, la question du libre et des communs questionne avec une intensité grandissante le monde des écoles d’art et de design. À l’Erg et à Strasbourg, s’est tenu récemment POST $CRIPT / Écoles sous licence, série de conférences articulées autour de la question typographique. À Cambrai, le programme Retour Aux Sources et les journées à venir Open Open s’attachent également à ces questions. Quand aux journées OpenSchool organisées par l’ÉSAD de Saint-Étienne en 2022, elles ont à nouveau réuni en mars dernier nombre d’enseignant⋅es à l’invitation de l’Ensad (si les débats y ont été assez désordonnés, on a pu y sentir un réel intérêt pour ces questions).

Précédents

J’ajoute ici que CC4r est loin d’être la première initiative à remettre en question le principe ou les détails des licences libres. Étonnament (#oupas) une page du projet Gnu, arbitre auto-proclamé des élégances, est un bon point de départ pour parcourir différentes approches « non-libres » (#çapucépalib) qui ont émergé ces dernières années. Parmi elles, citons Fair License, la plus concise ; Unlicense ou CC0 qui permettent de s’approcher au plus près d’un dépôt dans le Domaine public ; WTFPL, la bien nommée Do what the fuck you want to public license permet de faire what the fuck ce que l’on veut.

D’autres projets, non libres au sens de la FSF ou du projet Gnu : la licence JSON (utilisable « pour le Bien, non pour le Mal ») ; la Licence art libre issue des travaux d’Antoine Moreau à laquelle CC4r cherche à être une réponse ; l’Anti 996 License, née en Chine et dédiée à faire respecter les droits du travail ; ou plus simplement l’Anti-Capitalist Software License.

Stallman a depuis longtemps, avec d’assez bonnes intentions, signalé pourquoi la liberté d’exécuter un programme devrait être totale, mais force est de constater que cette approche n’a pas permis de concrétiser pleinement l’utopie qu’il appelait de ses vœux. Il s’agit désormais sans doute de féconder l’espace de pensée du libre par d’autres approches, pourquoi pas issues du mouvement des serveurs féministes, du permacomputing. Il s’agit surtout d’engager une profonde remise en question de ce que serait cet « intérêt général » et universel dont se revendiquent nombre de libristes.

« L’intérêt général » n’existe pas ; seul existe un intérêt majoritaire.

L’invocation de l’intérêt général conduit généralement à vouloir « sauvegarder le système des retraites », à masquer les bénéficiaires du maintien des structures établies (TINA, ma bonne dame), ou à favoriser la regression des acquis sociaux, au profit d’intérêts très particuliers, et très minoritaires… L’intérêt majoritaire consisterait alors davantage à trouver le moyen de mettre en déroute les structures de pouvoir oppressives, appropriationnistes, colonialistes, capitalistes… qui nous gouvernent aujourd’hui, dans le champ technologique comme ailleurs.

Rien de bien neuf dans l’attention affirmée ici à l’évolution des débats liés au libre et à l’open source, mais un point d’étape visant à établir un positionnement personnel plus éclairé, et peut-être à ouvrir la discussion si d’aucun⋅es veulent bien m’aider à y voir plus clair.